TURBOTRAIN

Depuis l’obtention de ce poste à Créteil, Emmanuel était soudainement rentré dans la modernité. 108 minutes de TGV par jour et 35 minutes bonus de RER. En plus d’un salaire confortable, l’État providence le gratifiait d’un abonnement de TGV mensuel lui permettant de résider dans le confort tranquille de sa métropole régionale, Le Mans, fondée sur une spécialité charcutière et les retombées touristiques d’une course automobile désuète. Le coupon plastifié permettait à Emmanuel d’embrasser quotidiennement la mystique des grands voyageurs. Il traversait la campagne et ses villages inutiles à une vitesse moyenne de 300 km/h.

Après l’expresso rituel de la voiture 7, il retournait s’installer à sa place pour se remplir les yeux de plaines en jachère, de silos géants, de lotissements secrets et de balançoires abandonnées. Une dizaine d’années auparavant, Monsieur Remy – son professeur de français – lui avait appris que l’invention du cinéma au XIXe siècle découlait des voyages en train, car les hommes s’étaient habitués au défilement d’images rapides de paysages dans le cadre fixe des fenêtres des wagons. La caféine de la SNCF endormait toujours un peu Emmanuel. Le jeune homme plongeait son regard dans la vaste campagne rayée par la ligne à grande vitesse.
Il songeait à monsieur Remy et à son blouson de cuir élimé. Il écoutait le bruit puissant du turbotrain. La fréquence du moteur asynchrone et la régularité des micro-secousses de la voiture firent capituler les paupières du jeune homme.
Plus d’images, un demi-sommeil hanté par le chant de la machine et les bribes des conversations des passagers.
« Ma chef de service est hypocondriaque, elle a tout le temps peur de tomber malade et de fait elle… »
« Moi, je pensais que le Spritz était un apéritif dans l’esprit du Campari. »
Le cerveau d’Emmanuel se calquait sur la vitesse du train et réfléchissait beaucoup plus vite que d’habitude. Il enchaînait les fulgurances intellectuelles et les associations d’idées inédites. Monsieur Remy, le cinéma, les syncopes de la musique afro-américaine et le fracas des wagons sur les rails. La vitesse du train augmentait encore. Emmanuel devenait génial.
Le train approchait de la capitale. Dans la voiture 11, le jeune instituteur interrogeait la temporalité prodigieuse du TGV, une nouvelle dimension perdue entre le départ et l’arrivée, un temps qui n’existe pas. Le TGV Le Mans-Paris devenait un voyage en soi, inaccessible, le privilège singulier d’une époque incroyable.
« Notre train arrive en gare de Paris-Montparnasse, gare terminus de ce train».
La voix sympathique de l’annonce mit fin au demi-sommeil du jeune instituteur.
La torpeur provinciale de la voiture fit place à la frénésie instinctive des banlieusards franciliens. Pendant que la SNCF et l’ensemble de son personnel remerciaient ses voyageurs, le train les déversait sur les quais de la grande gare parisienne.